Les deux dernières sorties de l’équipe nationale du Sénégal continuent d’alimenter la chronique sportive et de susciter divers commentaires sur le jeu produit par les Lions. Mais leur prestation n’a fait que ravivé un vieux débat autour la fiabilité du jeu tactique et l’organisation de l’équipe nationale selon Iba Dia, consultant en football de haute performance et chroniqueur sportif. Dans cet entretien exclusif accordé à Sud Quotidien, l’ancien entraîneur de l’équipe nationale espoir et junior mais aussi de l’Us Gorée, demi-finaliste de Coupe d’Afrique des clubs, décortique et pose la problématique du jeu des Lions. Il livre aussi une analyse lucide sur la position de l’entraineur Aliou Cissé et les atouts dont disposent les Lions en direction de la prochaine CAN prévue du 9 janvier au 6 février 2022 au Cameroun.
Après les deux dernières sorties de l’équipe nationale du Sénégal, quelle analyse faites-vous du débat qui fait rage sur la problématique du jeu des Lions?
D’une manière générale, ces dernières sorties de l’équipe nationale n’ont fait que raviver un maintenant “vieux débat” autour de la fiabilité du jeu tactique organisationnel de l’équipe nationale de football. En effet, il faut remonter après CAN 2004 en Tunisie et 2008 au Ghana. Ces périodes ont coïncidé avec l’arrivée à la tête des Lions des “hommes” de la DTN Française, Guy Stephan et Henri Kasperzack. Ces deux techniciens ont eu le même idéal : inculquer au jeu tactique des Lions les principes fondamentaux de l’organisation optionnelle des équipes nationales de France : le 4-4-2 dans ses applications spécifiques à partir du concept français, pris en option depuis 1984 avec Hidalgo (Michel) et repris par Jacquet (Aimé) en 1996. Mais ceci à de différence que le contexte de pratique et les niveaux des valeurs confirmées porteuses n’étaient pas pareils. Le 4-4-2 français, hérité par nos Lions, est un système aux valeurs conservatrices, dont la finalité vise plutôt le but de ne pas perdre d’abord. Son animation tourne autour d’un automatisme défensif de 4 joueurs défenseurs derrière un rideau de 2 milieux dits “fixateurs” aux fonctions de premiers écrans. Et cela, importé à nos Lions qui y sont toujours mal adaptés, crée plutôt un surnombre axial défensif occasionnant inévitablement des positions basses à l’ensemble du bloc général tactique. Cette situation, en position basse, coupe des relais avec les 2 autres milieux dits “excentrés” à cause du «no man’s land», zone de rupture, entre les deux blocs, défensif et offensif. Et cela est favorable à l’équipe adverse tant soit peu organisé au milieu du terrain, qui, a des pouvoirs de supériorité numérique, car ayant une occupation plus judicieuse. Et cet effet dit “fixateurs” en milieu bas existe depuis les duos Nguirane (Ndaw) – Bayal (Sall) ou Gomis-Nguirane, avec Kasperczak, et cela reste la marque de fabrique du jeu de nos Lions, de Koto à Giresse et maintenant à Cissé.
Est-ce que l’on peut donc parler d’étrangetés tactiques dans les schémas du coach des «Lions» ?
Déjà à la CAN 2008 à Tamalé, nous avions invité au plateau de la TV pour nos commentaires sur les rencontres du Sénégal, l’expert de la CAF et de la FIFA, Madjoub Faouzi, qui nous décrypta le jeu des Lions, surtout qu’il leur fallait gagner par 3 buts d’écart devant l’Afrique du Sud pour passer le 1er tour. Il disait : «Le jeu schématique du Sénégal est à l’image de celui du Cameroun de ces dernières années. C’est-à-dire une défense lourde et basse, coupée de son tronc offensif, ce qui impose des jeux longs ou des contres rapides de surprise». Ce que a compris maintenant les équipes du Maghreb qui préfèrent attendre et placer des combinaisons rapides de déséquilibre, le Sénégal étant vulnérable en zone basse. Voilà ! Et depuis nos Lions butent sur des adversaires, même peu farouches, mais tant un peu organisés au milieu et qui savent attendre. Si on ajoute à cela les difficultés de réalisation de nos attaquants rarement placés en situations issues de déséquilibre efficient, on mesure les problèmes des Lions en haute compétition. Et les étrangetés dont on parle, ne sont en fait que des conséquences des positionnements des blocs (défensif et offensif), dont les jeux de liaison sont fortuits. Car, ne naissant pas de combinaisons tactiques collectives maîtrisées à partir d’un déroulement de jeux contradictoires, soit par une touche, soit par variation des angles de jeux. Et n’importe quel bon joueur qui s’y engage va assurément s’y perdre. Car, le facteur tactique dit «adaptation conjoncturelle» n’est pas maîtrisé à cause de la variation des effectifs et partant d’une ossature de durée. En fait, du fait de ces facteurs changeants dans l’effectif, les Lions semblent s’empêtrer dans une éternelle Phase de Gestation dans le premier macro-cycle de la vie d’une équipe de football.
Comment appréciez-vous l’effectif qui semble plus étoffé ? L’entraîneur a-t-il la solution sur les postes dans l’axe de défense et les latéraux?
Cela pose un second problème à nos Lions. Ce que vous semblez prendre pour un bien, c’està-dire la richesse de l’effectif, est plutôt le mal sénégalais. Car l’entraîneur fait un usage abusif de nouveaux talents éclos ailleurs. Et là n’est pas la solution. On nous a appris, depuis fort longtemps, qu’une sélection nationale, de par ses disparités venues de divers contextes de pratique et de sensibilité morale, a besoin de pratique en comm u n dans une certaine d u r é e , avec les mêmes titulaires et l e u r s m ê m e s remplaçants. On c a l c u l e cette durée entre 25 et 30 rencontres. Cette gestion en commun fidélise une dynamique collective et façonne un même état d’esprit. En fait la dite dynamique de groupe est retrouvée, avec ses hommes de bases, et une dynamique collective est assise. Le contraire, comme le cas ici, fragile le groupe, toujours à la recherche de son dynamisme et cela crée des ruptures au niveau de la confiance des nouveaux sélectionnés en cours d’adaptation ou d’intégration. Pour ce qui est de la fiabilité des jeux aux postes dans l’axe de défense, il y a un rééquilibrage nécessaire à effectuer dans la mesure où les 2 axiaux et les 2 “fixateurs” se télescopent dans leur effet de surnombre, tout en favorisant les positions basses et les automatismes de défense confus. Il faut préférer un des 2 axiaux à un milieu dit “fixateur” qui fonctionne en double flux, comme l’avait réussi Jacquet (Aimé) avec (Marcel) Dessailly en 1998. Quant aux jeux latéraux de nos défenseurs d’aile, ils dépendent plutôt de la fluidité des actions collectives combinées qui les met en situation de contournement de la défense adverse, si toutefois celle-ci est bien mise en déséquilibre. Or, tel n’est pas le cas avec nos Lions actuellement.
Malgré les critiques, les statistiques et la place de numéro 1 africain plaident pour nos Lions. Est-ce suffisant pour laisser à l’entraîneur les coudées franches?
À mon avis, il faut beaucoup relativiser ces aspects des choses. D’abord en matière de sélection nationale, les meilleures statistiques sont celles qui ont donné les meilleurs résultats. Et ces derniers, pour une sélection nationale, passent inévitablement par une victoire finale dans le haut ou le très haut niveau. Ici, il s’agit plutôt d’une comptabilisation brute de divers résultats. Et regardez, il y a à cela, ce que l’on appelle le phénomène “du risque”. Car, au moment où certaines sélections choisissent délibérément des adversaires supposés de niveau supérieur pour se jauger, telle la Côte d’Ivoire récemment devant la Belgique, un du trio de tête mondial, d’autres jouent des adversaires assurément à leur portée. Il y a aussi le phénomène dit des “poules faciles”. Le Sénégal a cette baraka, contrairement à beaucoup de sélections africaines. Est-ce que cela sert nos Lions ? Apparemment non. Quant à laisser les “coudées franches” à l’entraîneur, je n’ai pas souvenir, jusqu’à aujourd’hui de blocage de son travail. Au contraire, et c’est ce qui l’a permis de s’entourer d’un encadrement de son choix, mais malheureusement tous issus de sa génération de 2002, ce qui manque de rationalité car une rupture d’idées et de conception n’est pas opérée, dès lors l’unité de penser et d’agir est uniforme, si on ne se fait pas seulement des politesses. Et dans un contexte où la DTN n’a pas pouvoir décisionnel technique sur ce secteur, on voit les problèmes que l’entraîneur lui-même s’est octroyé. Peut-être que, dans ce niveau, le pouvoir fédéral employeur aurait pu avoir son mot à dire.
Aliou Cissé a-t-il montré ses limites ou est-il sur la voie de remporter la prochaine CAN 2022, au Cameroun?
L’entraîneur est en place depuis 6 année s , donc dans le moyen terme qui est de 5 à 8 ans où f o r c é – ment on doit produire des résultats. Les experts estiment que c’est le meilleur créneau pour un sélectionneur, dans la mesure surtout où il a traversé des phases finales, fo r c é m e n t . Regardez la Côte d’Ivoire de la période des Drogba, Yaya Touré et consorts. Cette sélection, pendant 8 ans a toujours été donnée favorite en phase finale et n’a pas gagné. C’est la sélection nationale suivante juste qui l’a fait (2015), mais avec d’autres e n – traîneurs à la suite. Le Sénégal garde le même entraîneur dans cette même période et qui a les mêmes statistiques que les ivoiriens de Drogba : une finale ratée et des places sur le podium. Si on tire la moralité de cette situation, on peut dire que les Lions sont au bout d’un cycle et qu’il faut redémarrer un autre. Cela est inéluctable dans la vie d’un groupe humain. Je pense que le cas Cissé est un peu exceptionnel car, on ne lui a pas donné le temps de se former à bonne école pour arriver à son poste. D’adjoint dans une sélection olympique (dirigée par Karim Séga Diouf, Ndlr), on le fait passer à titulaire d’une sélection nationale qui doit prouver ses valeurs intrinsèques. Un gros piège qu’il a volontairement accepté. Et maintenant les faits sont là dans leurs réalités inéluctables : faut-il être après avoir été ? La question se pose et est dans le camp des décideurs et c’est dommage que la DTN du football sénégalais n’a pas cette force d’appréhender les choses. Maintenant que se passera-t-il au Cameroun à la prochaine CAN ? Nous sommes loin d’être divins. Mais par expérience nous pouvons faire des parallèles. L’Égypte a dominé la CAN toute une décennie, parce qu’elle avait les moyens réels de sa domination. Elle est rentrée sagement après dans les rangs, malgré l’apport de (Mohamed) Salah. Le Cameroun, au Gabon avec une équipe en gestation a gagné, s’offrant nos Lions favoris. Où est la vérité dans tout cela ? Il faut se bâtir soi-même ses possibilités de gagner, comme le Cameroun l’a fait et ensuite l’Algérie après seulement 6 mois de mutation avec un nouveau coach (Djamel Belmadi, Ndlr). Une chose est certaine, les cartes se redistribuent en Afrique. Avec la montée en puissance des équipes du Maghreb et de l’Égypte, l’arrivée rationnelle de la Côte d’Ivoire, le maintien des anglophones du Ghana et du Nigeria, avec le retour du Burkina Faso, sans compter l’éternel esprit de grand compétiteur du Cameroun et à domicile, les choses ne semblent pas si aisées pour nos Lions, en état perpétuel de gestation. Mais en football, qui en sait plus ?