Le 30 mars dernier, le Sestao River accueillait le Rayo Majadahonda en troisième division espagnole. Une rencontre que Cheikh Kane Sarr, portier sénégalais de 23 ans, n’a pas terminé pour s’être directement écharpé avec un supporter adverse, coupable d’insultes raciste à son égard. Entretien avec un gardien de but indigné et déterminé à ne pas se murer dans le silence.
Il y a 15 jours, tu as été victime de racisme sur la pelouse du Sestao River Club. Comment en est-on arrivé là ?
La première période, tout s’est bien passé parce que j’étais de l’autre côté du terrain par rapport au kop basque. Mais dès le début de la deuxième période, j’ai senti que l’ambiance devenait plus chaude. Derrière le but, les ultras criaient et insultaient l’ensemble de notre équipe, moi y compris. Quand le deuxième but de Sestao est arrivé, un type est descendu jusqu’en bas pour se retrouver à un mètre de la pelouse. De mon côté, je suis allé vers mon poteau pour boire un peu et rompre mon ramadan. À ce moment-là, je sens que le gars commence à m’insulter personnellement. Il me traite de « noir de merde », me dit « tu es un putain de singe de merde » et se met à faire des gestes clairement racistes en imitant le singe. C’est là que je me suis fâché. Je suis allé le voir pour l’attraper et l’affronter. Mon but, c’était que les caméras puissent l’identifier. Ce n’était pas un acte avec une volonté agressive de ma part, je souhaitais simplement qu’il soit visible de tous.
Les provocations font partie du foot, mais la question de race doit être bannie. C’est un sport qui doit permettre d’amener sa famille au stade ou se réunir entre amis. Que ce soit moi ou quelqu’un d’autre, il faut réagir dès qu’une personne en est victime. Ce qui me fait mal dans cette histoire, c’est que le mec est venu à un mètre de moi pour clairement m’insulter. C’est pour cela que j’ai réagi, je ne pouvais pas accepter cela. S’il était resté dans le groupe des ultras, je n’aurais pas pu le faire. Ces insultes m’ont fait mal au plus profond de mon cœur. C’est une question de respect, je devais défendre ma religion, ma couleur de peau et tous les noirs dans le monde. Je ne l’ai pas pris personnellement mais pour toute ma communauté.
Cette réaction t’a valu un carton rouge. Il y a eu un échange avec l’arbitre ?
Lorsque les coéquipiers m’ont fait sortir des gradins, je ne pouvais même plus parler, sous le coup de la colère. Et là, sans même me demander ce qu’il se passe, l’arbitre me montre le carton rouge. Je suis allé le voir pour lui demander des explications, mais il ne m’a rien dit. Je ne peux pas comprendre : tu as un joueur en train de souffrir à cause d’insultes racistes, et tu vas lui mettre un carton rouge sans même chercher à comprendre. Franchement, j’étais beaucoup trop en colère après ça. Je ne savais même pas pourquoi j’étais exclu… Ce n’est qu’une heure après le match que l’arbitre m’a appelé pour me demander concrètement ce qu’il s’était passé. Quand il a enfin compris, il m’a soutenu dans ma peine et m’a dit qu’il n’avait pas pu tout entendre car il était dans le rond central au moment où le gars m’a insulté.
Un joueur qui subit des insultes racistes doit être protégé. Sanctionner la victime et son club, c’est promouvoir le racisme.
Cheikh Sarr
Tu risquais jusqu’à huit matchs de suspension d’après le code disciplinaire. Finalement, tu écopes de deux matchs ferme et le Rayo Majadahonda a perdu sur tapis vert suite à son action de quitter le terrain par solidarité envers toi. Quelle est ta réaction suite à ces sanctions ?
C’est illogique. Je ne peux pas comprendre qu’un club puisse être sanctionnée parce qu’un de ses joueurs est victime de racisme. Un joueur qui subit des insultes racistes doit être protégé. Sanctionner la victime et son club, c’est promouvoir le racisme. Pour lutter convenablement contre ce phénomène, il faut sanctionner la personne auteur des actes racistes mais aussi le club chargé d’encadrer ses supporters car en l’occurrence, ce supporter était clairement raciste et mal intentionné. Quand je parle de sanction, ce doit être une sanction lourde et dissuasive, autrement plus sévère que celle que Sestao River a reçu (une amende de 6001 euros et deux matchs à huis clos, NDLR). Au lieu de ça, on me dit que je prends deux matchs et 90 euros d’amende parce que j’ai sauté par-dessus les barrières publicitaires… Je ne dois peut-être pas réagir comme ça, mais ce n’est pas comme ça qu’on lutte efficacement contre le racisme. Ce qui me fait le plus mal dans cette histoire, c’est que mon équipe soit sanctionnée pour m’avoir soutenu et défendu. Ils doivent payer 3000 euros d’amende. J’en profite pour saluer et remercier tous mes coéquipiers et le club dans son ensemble. Ce n’était pas facile d’agir de la sorte et c’est la toute première fois que cela se passe de cette manière en Espagne. Si d’autres équipes se mettent à agir comme la nôtre, le racisme dans les stades pourrait rapidement s’arrêter.
Qu’est-ce que tu comptes faire avec ton club maintenant ?
Pour ma part, la sanction sportive est là et je ne peux rien faire d’autre que l’accepter même si je trouve cela injuste. J’en profite pour me reposer et faire le vide par rapport à tout ça. Pour mon club, je ne sais pas s’il compte aller plus loin, il faudrait en parler directement avec les dirigeants. Il faut savoir aussi que la personne qui m’a insultée en a profité pour aller porter plainte… Il a dit que je l’avais frappé alors que je l’ai juste attrapé. Nous avons également porté plainte, mais je ne sais pas où tout cela va nous mener.
Tu es né au Sénégal. Quel est ton parcours ?
Je vivais à Dakar pendant ma jeunesse et mes études. En vacances, j’avais des matchs de quartier et c’est là qu’une première personne a repéré mon talent. Après une discussion avec mes parents, j’ai pu intégrer une académie de football basée à Kaolack, à quatre heures de route de Dakar. C’était le centre de formation du Ndangane FC, j’y suis resté pendant six ans. Entre temps, la sélection sénégalaise m’avait fait débuter en U17, puis en U20 et en U23. J’ai pu participer à des matchs amicaux, mais aussi une Coupe d’Afrique et une Coupe du monde. À chaque période de vacances, que ce soit en décembre ou à la fin de la saison, j’en profite pour revenir voir la famille. Ce sont mes racines, j’y suis attaché. Si je peux y rester deux ou trois semaines, je le fais.
Comment es-tu arrivé en Espagne ?
Le Nàstic de Tarragone évoluait en deuxième division à ce moment-là et m’avait repéré lors d’un tournoi U17. Ils ont souhaité me recruter et m’ont proposé un contrat de cinq ans. J’étais très heureux de pouvoir jouer pour ce club, cela ouvrait de nouvelles perspectives. Depuis que je suis en Espagne, je suis très satisfait ! Pour un jeune joueur, c’est intéressant de faire sa formation et d’évoluer dans un vrai pays de football. C’est le ballon qui parle, toute l’attention est portée là-dessus. Une fois que tu joues en Espagne, tu n’as plus peur d’aller ailleurs. Quel que soit le championnat où tu atterris, l’adaptation sera plus simple. J’ai connu les trois premières divisions de ce pays et franchement, c’est intense à tous les niveaux. Pour parler franchement, j’aime ce pays, car tout est cool. Je suis avec ma femme et mon enfant, nous sommes bien installés.
En six ans, c’est donc la première fois que tu subis des insultes racistes ?
Dans la vie quotidienne, ça ne m’est jamais arrivé, mais des personnes que je connais m’ont expliqué que cela pouvait arriver. Tant que tu ne le vis pas, tu as mal pour les autres mais tu ne comprends pas toute la douleur que cela signifie, ni le mal que cela engendre. Sur un terrain de foot, je l’avais déjà vécu dans un autre match mais ce n’était pas aussi flagrant. C’était des provocations plus rigolotes liées à mes origines, il y avait une tentative de déstabilisation mais ça n’allait pas jusqu’aux insultes. Cela me faisait plus rire qu’autre chose. Si ce qu’il s’est passé à Sestao River se passe à nouveau, je réagirai une nouvelle fois sans hésiter. Si je n’avais pas agi pour sortir ces émotions de mon cœur, cela m’aurait trop touché moralement. En revanche, je le ferai de façon plus réfléchie pour protéger le peuple noir
J’ai vraiment apprécié le soutien de Vinícius, il m’a contacté suite à ce que j’ai vécu et m’a apporté beaucoup de soutien mais aussi des conseils. Si tous les joueurs noirs avaient sa détermination dans cette lutte, le racisme serait sérieusement affaibli.
Cheikh Sarr
À l’issue de ce match, Vinícius Júnior t’a soutenu avec un tweet dans lequel il explique que la lutte contre le racisme sera uniquement terminée « quand les racistes sortiront du stade pour aller directement en prison, le seul endroit qu’ils méritent ». Qu’en penses-tu ?
Je suis complètement d’accord avec lui, il faut en terminer avec le racisme et cela passe par de réelles condamnations. J’ai vraiment apprécié le soutien de Vinícius, il m’a contacté suite à ce que j’ai vécu et m’a apporté beaucoup de soutien mais aussi des conseils. Si tous les joueurs noirs avaient sa détermination dans cette lutte, le racisme serait sérieusement affaibli. Les footballeurs doivent former un groupe car tout seul, tu ne peux pas lutter. Il faut juger une personne en fonction de ce qu’elle a dans la tête et dans le cœur, pas en fonction de ses origines. Ma copine est blanche et je suis noir, nos origines sont différentes mais nous nous aimons. Les couleurs de peau sont différentes mais quand nous nous coupons, nous avons tous le sang rouge
Plus tôt dans le mois, Vinícius Júnior s’était déjà exprimé sur le sujet avant Espagne-Brésil. Sa peine était si profonde qu’il s’est mis à pleurer devant les caméras, il a reconnu avoir de moins en moins de volonté à jouer au football avec des insultes racistes… Qu’est-ce que cela t’inspire ?
Si on continue dans cette voie-là, le football est clairement en train de mourir. Vinícius est une star internationale, des gens attendent de le voir jouer parce qu’il procure de l’émotion, il peut rendre heureux des millions de personnes. Il donne le sourire à ceux qui en ont besoin. Le voir pleurer, cela prouve que nous ne luttons pas assez contre le racisme. C’est un mal que le football doit traiter. Maintenant, je vois que Vinícius reste fort et continue à bien jouer. Ce traitement qu’il subit, c’est fait uniquement dans le but de le déstabiliser.
Lors du récent PSG-Barcelone, des membres du parcage visiteur barcelonais ont effectué des saluts nazis depuis les tribunes. Pourquoi ne parvient-on pas à sortir ces personnes des stades ?
Encore une fois, ce n’est pas normal. Quand tu es une personne bien éduquée, tu dois être respectueux. Les personnes avec un tel comportement doivent subir des sanctions exemplaires. Améliorons les installations dans les stades, plaçons des caméras et identifions clairement les auteurs de ces gestes ! À partir de là, ils ne viendront plus au stade pour regarder du football et c’est réglé. Les mesures des instances doivent être radicales.
En plein direct sur MovistarPlus+, Mono Burgos s’est permis une remarque déplacée sur les origines de Lamine Yamal. Depuis, il s’est fait licencier. Penses-tu que l’Espagne soit prête à lutter réellement contre le racisme ?
Honnêtement, je ne vois pas ce pays prêt à l’heure où nous parlons. Les sanctions actuelles n’indiquent pas que nous sommes sur le bon chemin. Si des médias de grande écoute permettent à des intervenants de s’exprimer de la sorte, ce n’est pas tolérable. Et sincèrement, si le joueur n’était pas aussi connu que Lamine Yamal, aurait-on assisté à un licenciement ? La remarque concerne un jeune footballeur de grand talent, les réactions suscitées ont forcément contraint la chaîne à le virer… Ce que je constate, c’est que les joueurs de très haut niveau sont mieux protégés que ceux qui évoluent en deuxième ou troisième division. Les journalistes doivent nous protéger, les fédérations aussi. Pour lutter contre le racisme, il faut avoir de la volonté. Cela doit passer par des preuves formelles et des sanctions appropriées.
Est-ce que tout cela te donne envie de changer de pays pour jouer au football ?
Je me sens bien en Espagne et je n’ai pas eu de souci d’adaptation. Maintenant, subir ce genre de traitement une fois, deux fois puis trois fois ne donne plus envie de rester. Malgré tout, je garde la tête froide et je maintiens une bonne mentalité. Il faut que l’Espagne soit plus cohérente dans sa lutte contre le racisme. Des pays comme la France, la Belgique ou l’Angleterre font envie. Là-bas, il y a beaucoup plus de footballeurs de couleur et le respect envers nous est plus important. Cela se voit aussi à travers les équipes nationales. En Angleterre, je n’ai jamais vu un évènement raciste dans un stade, par exemple. J’aimerais bien jouer en France un jour, si Dieu le veut.