Plusieurs mois pour obtenir un entretien avec Aliou Cissé. Pris de vitesse par l’engouement qu’il suscite, le sélectionneur du Sénégal préférait tempérer. « Nous avons décidé d’abord de faire avant de venir parler », se justifie l’ancien défenseur du Paris Saint-Germain. Champion d’Afrique en janvier dernier, le coach de 46 ans est le premier invité de la saison de notre rubrique « Instant Tactique ». Installé dans le jardin d’un proche, Sanou, en région parisienne, Aliou a épaté par la profondeur de ses propos.
« Je ne suis pas figé sur une philosophie ou une identité, c’est surtout avoir un style de jeu qui est important. »
La venue dans le football
Je ne suis pas tombé dans le football, c’est le foot qui est tombé à moi. Comme tout garçon né en Afrique dans un quartier populaire, le sport numéro 1, en tout cas le sport le moins coûteux pour les parents, c’est le football. Dans le quartier, tout le monde joue au foot. Donc je suis tombé dedans comme ça, dans la rue, dans un quartier qui s’appelle Kandé Banéto, à Ziguinchor, dans le sud du Sénégal. À partir de là, j’ai commencé à jouer dans la rue. Mes parents sont venus en France donc je suis venu ici en regroupement familial dans le 94 et à partir de là, j’ai joué à Champigny, à Joinville et à Viry-Châtillon en cadets. De là, je suis parti à Nîmes.
L’approche du football
Je n’ai pas la même approche du football que quand j’étais joueur, c’est différent. Depuis, le jeu s’est amélioré, la mentalité des joueurs et le rythme aussi. Les outils d’entraînement et de préparation sont mieux, sur le plan physique, les joueurs sont des athlètes, au-delà de leurs qualités individuelles et techniques. J’ai l’impression que le jeu va beaucoup plus vite. Mais avant nous, la génération précédente disait qu’on allait plus vite. C’est l’évolution qui veut ça. Ce n’est plus la même chose, les mentalités ont beaucoup évolué. Avant, il y avait un entraîneur et il était la base de tout, aujourd’hui, ce n’est plus le cas. L’entraîneur est obligé de discuter avec les joueurs, même sur le plan tactique, il doit réussir à ce que les joueurs adhèrent et pour cela, il faut en parler, il faut discuter. Avant, l’entraîneur disait : « On joue en 4-4-2 », tout le monde se mobilisait et on jouait en 4-4-2. Aujourd’hui, si vous jouez dans un système et que demain vous voulez évoluer dans un autre système, vous êtes obligé d’en parler avec les joueurs et de demander leurs sensibilités.
La vision du football
Le football reste le même. Les bases sont les mêmes. Tout homme a ses sensibilités, son background, son passé et peut-être que l’on entraîne aussi par rapport à ses sensibilités. Certains sont plus glamours, d’autres plus agressifs ou plus philosophiques, en réalité, tout dépend de ce que vous êtes. Je pense que chaque entraîneur entraîne son équipe et veut donner une identité, un style à son équipe qui ressemble un peu à l’homme qu’il est.
Coach, une vocation ?
Oui, c’était une vocation, quelque chose à quoi je pensais durant ma carrière de joueur. Automatiquement, avant même d’arrêter – parce que je pouvais continuer, physiquement, j’avais encore la force de jouer deux ans – j’ai décidé d’arrêter ma carrière pour passer mes diplômes d’entraîneur. Il y a beaucoup de choses que j’absorbais sans comprendre les raisons quand je jouais, là, j’avais besoin de savoir quelles étaient ces raisons. Quand tu es footballeur, tu n’as pas la même approche que quand tu es entraîneur. Quand tu es entraîneur, tu dois connaître les raisons du « comment » et du « pourquoi ». On gagne, il y a des raisons à cela, on perd, il y a des raisons aussi. La différence, c’est que lorsque tu es footballeur, tu n’es centré que sur toi-même, tu ne penses pas à autre chose qu’à tes performances individuelles. Alors que moi, l’entraînement est une chose, mais après l’entraînement, c’est là que tout mon travail commence. Tu dois te soucier de 23 joueurs, un staff technique, un staff médical, les journalistes, les conférences de presse, tout ça fait que vous ne pouvez pas avoir la même mentalité et la même approche en tant que joueur. C’est véritablement un autre niveau.
Le passé de joueur, un avantage ?
Non, du tout. Dans ma carrière de footballeur, j’ai rencontré d’anciens joueurs qui ont été des entraîneurs et aussi des entraîneurs qui n’ont pas réussi une grosse carrière. Et pourtant, j’ai beaucoup appris d’eux parce que c’est une autre façon de manager, une autre mentalité de management. Pour moi, entraîneur, c’est une vocation différente.
Les principes de jeu
Mes principes peuvent varier, rien n’est figé. C’est un ensemble, on est capables d’être très bons quand il faut jouer la possession, mais aussi quand il faut verticaliser et jouer sur les deuxièmes ballons, je suis ok avec ça. S’il faut jouer les contre-attaques et les transitions rapides, je suis ok. C’est tout un ensemble. C’est selon ce que le match demande, ce que l’adversaire demande, là où nous sommes bons. Je veux essayer de jouer avec cette mentalité là. Par exemple, je suis entraîneur de l’équipe nationale du Sénégal, nous savons que notre jeu est basé parfois sur l’impact, la vitesse, la percussion, les transitions, donc pourquoi jouer un football de possession qui pourrait retarder le départ de nos attaquants ? En réalité, c’est s’adapter aux joueurs à disposition, à la mentalité du pays et de l’environnement où vous êtes. En Afrique, c’est totalement différent. Parfois, il y a des terrains difficiles pour pratiquer un football de possession parce que le terrain ne le permet pas donc il faut s’adapter, verticaliser et jouer un peu plus sur les transitions. Je ne suis pas figé sur une philosophie ou une identité, c’est surtout avoir un style de jeu qui est important.
« Il n’y a pas de système plus équilibré qu’un autre, je crois que c’est surtout l’animation qui est fondamentale.»
Le schéma tactique préféré
Ces dernières années, j’ai souvent joué avec deux-trois schémas différents parce que j’ai des joueurs capables de s’adapter à des schémas différents. J’ai commencé en 4-2-3-1, j’ai joué aussi en 4-4-2 ces derniers temps et le système avec lequel on a le plus joué, c’est le 4-3-3 avec une sentinelle et deux relayeurs. Mais nous voulons aussi peaufiner d’autres systèmes, comme ceux pour jouer à trois derrière, le 3-5-2 ou le 3-4-3, du moment que l’on a les joueurs et que tout le monde adhère, je crois qu’on en a la capacité. On a un groupe capable de jouer dans plusieurs systèmes.
Le système le plus équilibré
Il n’y a pas de système plus équilibré qu’un autre, je crois que c’est surtout l’animation qui est fondamentale. Le système est juste un support, ce qui est important, c’est l’animation, la mentalité des joueurs. Il n’y a pas un système qui va vous donner la garantie de gagner un match. Sinon, tous les entraîneurs feraient pareil.
Le système ou les joueurs, qui vient en premier,?
C’est un ensemble. L’un ne peut pas aller sans l’autre. La question aujourd’hui peut être : est-ce qu’un entraîneur peut imposer un système à son groupe si vous n’avez pas les joueurs adéquats pour rentrer dans ce système ? L’entraîneur aussi est dépendant des joueurs qu’il a, si vous avez des joueurs capables d’aller vite, est-ce que vous allez être dans la possession ? Si vous avez des joueurs plus techniques qui ont besoin de contrôler le ballon, est-ce que vous serez dans la verticalité ? Le football est une question d’équilibre. Parfois, il faut aller vite, parfois il faut contrôler, parfois il faut jouer en transition, couper le rythme, etc. Il faut réussir à être fort dans toutes les conditions que le jeu nous demande, que l’adversaire nous impose. Je choisis mon système par rapport à mes joueurs et leur façon de jouer.
La différence entre une bonne et une mauvaise tactique
Celui qui gagne et celui qui perd. Tout simplement. Quand tu perds, on te dira toujours que ta tactique n’était pas bonne, que tes choix n’étaient pas bons. Quand tu gagnes, les gens peuvent mettre en doute ton schéma tactique, mais les résultats sont là. Chacun a son point de vue sur le schéma tactique. Mes sensibilités ne sont pas celles d’un autre entraîneur. Il faut surtout garder ses convictions et mettre en place ce qu’on a envie de mettre en place.
Est-ce toujours la meilleure tactique qui gagne ?
Non. La tactique n’est qu’un support. Cela ne peut pas être tout, il y a les hommes avant de parler de tactique. Ce qui est important, c’est d’abord de sensibiliser les hommes pour qu’ils soient prêts à répondre et animer le schéma tactique et le plan de jeu pour avoir un style de jeu qui colle à notre identité, à notre mentalité et à ce que nous sommes. Aujourd’hui, les équipes européennes, lorsqu’elles recrutent des Africains, elles recrutent sur des places assez spécifiques, cela veut dire qu’elles les recrutent parce qu’ils sont très forts dans la percussion, dans la prise d’avantage, dans le déséquilibre, c’est le cas de Sadio Mané, Bamba Dieng, Ismaïla Sarr. Derrière, on les prend parce qu’ils ont cette puissance athlétique de pouvoir défendre, mais peu de clubs recrutent des joueurs africains dans la créativité, dans le jeu. Ça nous interpelle, nous les entraîneurs africains, à nous dire : « Il y a des positions où beaucoup de clubs sont demandeurs et ce n’est pas pour rien ». Aujourd’hui, quand des clubs comme Liverpool recrutent Sadio Mané, quand ils recrutent Ismaïla Sarr, c’est parce que ce sont des joueurs de percussion, d’espace. Ça veut dire que ça leur manque, donc nous, c’est notre force. Il est important d’utiliser nos forces et de ne pas copier toujours le football des autres, ou leur mentalité ou leur identité. L’Afrique doit avoir sa propre identité. Elle doit créer une identité par rapport à sa morphologie de joueurs. Là où nous sommes forts, c’est dans la percussion, dans le un contre un, dans le football de transition, pourquoi devrions-nous jouer comme les Espagnols, leur identité par rapport à la morphologie de joueurs qu’ils ont ? Tout ce que nous dégageons sur le plan athlétique, il ne faut pas que l’on ait honte de cela, cela doit être notre atout à nous. Si nous l’avons, nous devons le mettre en valeur et cela ne doit pas être une honte pour nous de jouer et d’être ce que nous sommes vraiment, comme de véritables Africains.
La définition du bon entraîneur
C’est vaste. Il est difficile de définir quel est le bon entraîneur au 21ème siècle. Mais à mon époque, le bon entraîneur, c’était le « papa ». Celui que tout le vestiaire respectait. C’était le chef du vestiaire, il avait une grande connaissance du football, on avait confiance en lui. Ce qu’il nous disait, on le faisait à 100% parce que c’était le bon. Aujourd’hui, peut-être que ce n’est pas le cas. La définition du bon entraîneur est différente, mais je peux dire que le bon entraîneur c’est celui qui gagne parce que le plus important au football, c’est de gagner.
« Notre rêve, c’est que l’expertise africaine soit valorisée aussi, que les gens comprennent qu’en Afrique, il y a de très bons entraîneurs. »
Peut-on être un bon entraîneur sans avoir remporté de trophée ?
Oui. Tout à fait. Les trophées, ce n’est pas tout. Je peux vous citer des centaines de personnes ayant fait un travail énorme dans des clubs et des sélections, pourtant, ils n’ont jamais gagné. Cela ne veut pas dire que c’est des nuls ou qu’ils n’ont rien fait de bon. Ils ont travaillé et n’ont pas gagné. Mais ils ont réussi à structurer, à former une équipe, à mettre en place une identité de jeu. Vous savez, gagner, c’est des détails, des micro-détails. Par exemple, en 2019, à la CAN, un ballon tape le fil du VAR au bout d’une minute et va dans le but. C’est comme ça que tu perds une finale, ce sont des micro-détails, mais cela ne remet pas en cause les qualités et la vision d’un entraîneur. Un entraîneur peut faire un énorme travail sans pour autant gagner un trophée.
Ses inspirations dans le football
Les entraîneurs que j’ai eus quand j’étais jeune. J’ai eu de très, très bons formateurs, de très, très bons entraîneurs. Très vite, j’ai eu la chance de m’entraîner avec Jean Fernandez à Lille qui m’a amené avec l’équipe première alors que j’avais 16, 17 ans. J’ai appris la rigueur du football professionnel, j’ai appris à être prêt physiquement, à être « esclave » de ce métier-là. La rigueur, la compréhension du jeu, avec Jean Fernandez, j’ai appris beaucoup de choses. Hervé Gauthier a été aussi quelqu’un de très inspirant dans ma formation, Bruno Metsu, Philippe Bergeroo, Luis Fernandez… En Angleterre j’ai rencontré des entraîneurs comme Harry Redknapp, Steve Bruce et avec chaque coach, j’ai pu apprendre, car chacun avait un style de jeu, une identité de jeu et une vision du football différents. En France, les entraîneurs ont une vision différente, il faut prendre ce qui est bon chez les Anglais dans leur mentalité de gagneurs, dans leur fighting-spirit, dans l’agressivité qu’ils mettent, mais aussi cette qualité organisationnelle à la française. Avec tout ça, on arrive à avoir un background assez intéressant donc c’est l’occasion pour moi de remercier tous ces entraîneurs avec qui j’ai appris car c’est grâce à eux que je suis là où je suis aujourd’hui. Ces dernières années, les entraîneurs allemands m’ont impressionné. Tuchel, Klopp, Nagelsmann, ce sont des gens inspirants. Avant eux, c’était Guardiola, Mourinho, Simeone. Dans le football de possession il n’y a pas mieux que l’école espagnole, mais dans le football actuel de transitions rapides, Simeone c’est quelque chose. Dans le contre-pressing et le pressing, Tuchel et Klopp ont montré à quel point ils excellaient. C’est important d’emmagasiner tout ça, de le filtrer et d’en faire quelque chose pour le transmettre et dégager notre propre style d’entraîneur.
Son statut d’exemple en Afrique
Je ne sais pas si aujourd’hui je suis un exemple. Oui, on a gagné la CAN, mais en 2019, quand on a perdu, peut-être que personne ne voulait s’inspirer de ce que nous faisions donc nous restons humbles. Gagner ne veut pas dire qu’on est le meilleur entraîneur au monde. Gagner, c’est bien, mais nous continuons à progresser parce que nous sommes aussi de jeunes entraîneurs. Ce n’est pas parce que l’on a gagné que l’on se prend pour ce que nous ne sommes pas. On a cette humilité et c’est ce qui fera qu’à un moment donné, on avancera. Maintenant, bien sûr que nous sommes là pour ce continent. Quand ce continent a besoin de nous, nous sommes là pour donner notre savoir-faire, ce que nous pensons du football africain et du style africain comme cela peut exister pour le style espagnol, portugais, allemand, français. Je pense qu’aujourd’hui, à travers moi, à travers Florent Ibenge, à travers Djamel Belmadi, il y a quelque chose qui est en train de se passer au niveau des entraîneurs sur le continent africain. Notre rêve, c’est que l’expertise africaine soit valorisée aussi, que les gens comprennent qu’en Afrique, il y a de très bons entraîneurs et que nous sommes capables d’avoir une réciprocité, un respect mutuel, et de savoir qu’un entraîneur occidental peut venir entraîner en Afrique parce qu’il a la compétence, mais aussi qu’un entraîneur africain qui a gagné, qui a fait de très bonnes choses en Afrique est capable d’exister sur les championnats français, espagnol, anglais et allemand. Il y a combien d’entraîneurs africains en Europe ? (Silence) Voilà. C’est le débat. C’est là où il faut qu’on aille. En France, il y a combien d’entraîneurs issus des minorités ? En Angleterre, il y en a combien ? Au Portugal ? En Allemagne ? Quel est le problème ? C’est aux décideurs de nous dire.
« Parfois, un entraîneur peut penser qu’il est en train de mettre un joueur dans de bonnes dispositions alors que ce n’est pas le cas. »
L’importance de la psychologie
Il y a génération X et génération Y. Nous, notre génération, c’est jouer à la belote, des jeux où l’on est trois-quatre. Au fond du bus, il y avait toujours quatre-cinq mecs pendant qu’on voyageait et ils jouaient à la belote. On était plus tournés vers le collectif. Aujourd’hui, c’est la PlayStation. Les garçons jouent seuls. Ils sont plus centrés sur eux-mêmes, ils ne s’ouvrent pas à ce qu’il se passe ailleurs. Mais c’est la société qui évolue donc forcément les gamins évoluent, les mentalités évoluent et les entraîneurs doivent aussi évoluer de ce côté là. Sinon on risque d’être des « vieux papas » qui disent : « Dans mon temps, cela ne se passait pas comme ça ». Oui mais tu n’es plus dans ton temps. Tu es dans un autre temps et ton rôle c’est de t’adapter. Nous sommes obligés de nous adapter et d’avoir des discussions avec les joueurs parce qu’ils ont leurs sensibilités aussi sur le plan tactique et c’est important. Notre rôle est de mettre nos joueurs dans les meilleures conditions possibles. Parfois, un entraîneur peut penser qu’il est en train de mettre un joueur dans de bonnes dispositions alors que ce n’est pas le cas. Avant, l’entraîneur te disait de jouer, tu jouais. Tu ne posais pas de questions. Aujourd’hui le joueur est capable de venir te dire : « Coach, il n’y pas de souci, je vais faire le job, mais mon poste ce n’est pas là, moi je veux jouer devant ». Il y a un garçon qui me l’a dit. J’ai rigolé. Par exemple, Bamba Dieng, je l’aime tellement ce garçon, c’est incroyable : première sélection, il arrive, deuxième sélection, je lui dis : « Bon Bamba, tu rentres, tu vas jouer à droite », il s’approche de moi, il n’a que 18 ans et me sort : « Coach, ok je vais jouer, je vais faire le boulot, mais moi je suis attaquant coach ». Je lui ai dit : « Ok, il n’y a pas de souci, mais aujourd’hui, j’ai besoin de toi à droite ». Moi je ne suis pas fermé à ça. Dans mon temps, tu disais ça à un entraîneur, tu ne rentrais pas sur le terrain. Ça veut dire que ces échanges-là, je trouve que c’est pas mal parce que l’objectif c’est de les utiliser dans les meilleures conditions. Bien sûr, je sais que Bamba Dieng se sent mieux attaquant que excentré droit même s’il est capable de jouer là. Mais c’est bien qu’il le dise. En me le disant, je me suis dit que les choses avaient changé. Parce qu’un gamin qui arrive, il trouve une équipe où il y a quand même des cadres, des ténors et te dit : « Non, je suis attaquant coach ». Les choses ont changé donc nous aussi devons changer. En réalité, c’est ce qu’il se passe dans la vie. Les gamins sont dans un autre niveau et nous poussent à évoluer et à être à leur niveau pour échanger. Avant, tout se passait sur le terrain. Si on t’appelait, c’était soit pour te virer, soit pour te dire que ce que tu fais ce n’est pas bon mais on ne t’expliquait pas pourquoi ce n’était pas bon. Aujourd’hui, on est obligé d’expliquer et je trouve que c’est tant mieux. Bon, à un moment donné, il n’y a plus de discussions, il y a des choix à faire et ces choix nous reviennent. Tout le monde sait que ces choix sont faits par le coach le dernier mot lui appartient. Même si nous prenons la décision finale, il est important d’être en concertation avec les joueurs qui sont sur le terrain parce que ce sont eux qui sont là et leur bien-être sur le terrain est déterminant pour la victoire.
La causerie type
Il n’y en a pas vraiment. Moi je parle par rapport aux enjeux, par rapport à l’environnement, mon discours peut évoluer. Ça peut être un discours un peu crash, ça peut aussi être un discours d’apaisement parce qu’on a besoin d’un peu plus de calme, de sensibilité. Ça dépend, parfois, ça peut être un discours d’anticipation, de prévention, expliquer, dire “attention”. En réalité quand vous avez un groupe qui s’auto-gère, c’est beaucoup plus facile pour un entraîneur. C’est important d’avoir des cadres, mais de bons cadres. Des cadres qui sont capables de transmettre l’état d’esprit, la philosophie et le comportement qu’on veut avoir dans le groupe. Pour ça, vous avez le capitaine, mais aussi 3,4 ou 5 joueurs capables de faire naître la philosophie de l’entraîneur pour que tout ça puisse être collé. En moyenne, elle dure maximum 10 minutes, 15 minutes, pas plus. J’ai été joueur, quand les entraîneurs étaient trop longs, ça me fatiguait. Mais ça dépend du contexte. Il y a des moments où il faut qu’on soit beaucoup plus long que les autres jours mais le jour du match en réalité, tu ne peux rien faire. Ton discours peut-être axé sur toute la semaine pour répéter, sensibiliser, mais en réalité à 24h, 48h du match, tout ce que vous avez travaillé, vous l’avez déjà travaillé. C’est juste des rappels. Sur les coups de pied arrêtés, sur le début de match, on met en place notre plan de jeu et ce plan de jeu, on l’a travaillé toute la semaine. Le jour de la causerie, c’est juste répéter et rappeler tout ce qu’on a dit et travaillé toute la semaine.
« Je me place dans l’école du jeu. Moi je veux jouer, c’est clair et net. Je n’ai jamais donné des consignes : ‘Prenez le ballon et jetez le dehors’, non, moi je veux jouer. »
La difficulté de lier principes de jeu et recherche du résultat
Très bonne question. Nous sommes des sélectionneurs, nous sommes différents des entraîneurs en club. Quand vous êtes sélectionneur, chaque match que vous jouez est décisif. Quand vous êtes footballeur professionnel, chaque match que vous jouez sous les couleurs de votre pays est un match décisif. Vous le gagnez, vous continuez à avoir la sérénité et le calme pour continuer vers l’avenir sereinement. Vous le perdez, c’est pratiquement un tremblement de terre. Nous sommes aujourd’hui dans un contexte de résultat immédiat parce qu’on n’a pas le temps de construire en sélection. Vous avez quatre jours pour préparer un match. Rapidement, il faut sensibiliser à gagner parce que pour pouvoir aller à la lumière – la lumière pour moi, c’est la phase finale de la Coupe du Monde, de la CAN – il y a des préalables, et il faut gagner pour pouvoir y aller. Il est difficile de s’attarder sur certains principes de jeu, c’est surtout la mentalité que l’on doit avoir pour gagner ces matchs-là. Quand on arrive en phase finale, on a au moins une dizaine ou une quinzaine de jours où on peut mettre nos principes de jeu, on peut les répéter, on a plus le temps de travailler. Je crois que la mentalité en tant que sélectionneur et la mentalité en tant qu’entraineur sont différentes. L’entraîneur en club, il a 38 journées, il planifie pour 38 journées. Il ne gagnera pas tous les matchs, mais c’est un championnat, il peut gagner, perdre, pas de souci il a encore 29 journées devant lui. Moi ce n’est pas le cas. Si je perds un match en éliminatoires, peut-être que je n’irai pas à cette phase finale. Tous les matchs sont décisifs, tout est important en sélection. Souvent, on nous parle de fond de jeu, d’identité de jeu, mais il y a quand même des réalités qui font qu’on doit être capables de gagner ces matchs et tous les matchs ne sont pas faciles.
École du jeu ou école du résultat ?
Je me place dans l’école du jeu. Moi je veux jouer, c’est clair et net. Je n’ai jamais donné des consignes : « Prenez le ballon et jetez le dehors », non, moi je veux jouer. Mais comme je le dis, jusqu’où l’on va jouer ? Jouer, c’est quoi ? Se faire 15 passes derrière ? Ou bien 30 passes derrière et ne jamais approcher les 20 mètres adverses ? Ce jeu ne m’intéresse pas. Je ne suis pas dans cette philosophie de jeu. Jouer pour aller de l’avant, mettre de l’intensité, attaquer les 30 derniers mètres adverses, créer le danger, créer des moments de crise chez l’adversaire, ça, ça m’intéresse. Jouer, ce n’est pas seulement attaquer, c’est aussi se retrousser les manches dans les moments difficiles pour pouvoir défendre et savoir que l’adversaire est dans son bon temps. Dans un match, vous avez toujours des temps forts et des temps faibles. Accepter un temps fort et en profiter pour faire la différence, mais accepter que, même si c’est deux, trois, cinq ou dix minutes, l’adversaire aussi aura son temps fort. Là, les comportements doivent changer. Accepter que l’adversaire soit dans son bon temps, même si ça ne doit pas durer 20 minutes, ça voudra dire qu’il faudra peut-être resserrer un peu plus les lignes et se retrousser un peu plus les manches. J’aime quand mon équipe arrive à gérer ces périodes d’un match. C’est ça qui est important.
Comment contourner un bloc bas ?
Il y a trois ou quatre phases à gérer. Depuis que je suis à la tête de l’équipe nationale du Sénégal, on a toujours été confrontés au même football, des équipes qui vous laissent le ballon et qui restent derrière. Dans ces cas-là, soit on contourne le bloc bas, soit on passe à l’intérieur, soit on passe au-dessus ou tout simplement sur les coups de pied arrêtés. Il est important pour nous de bien travailler les couloirs, essayer de contourner, apporter les centres. Soit rentrer dans le bloc mais c’est difficile, souvent, ce sont des équipes qui resserrent beaucoup les lignes. Soit viser au-dessus de ce bloc et jouer les deuxièmes ballons et attaquer. Sinon face à une équipe qui ne veut pas sortir et qui fait beaucoup de fautes, il faut utiliser les coups de pied arrêtés pour marquer.
« Aujourd’hui, je suis au Sénégal. Mon esprit et ma tête sont au Sénégal. On verra peut-être après la Coupe du Monde. »
Comment sélectionne-t-on un joueur ?
Quand vous regardez la constitution de l’équipe nationale depuis bientôt sept ans que je suis là, le noyau de l’équipe est là. Ce sont les mêmes qui sont ici. Maintenant, peut-être que sur un manque de temps de jeu de certains ou bien une blessure grave de quelqu’un d’autre, on essaie d’incorporer. En réalité, il ne s’agit pas de changer des joueurs à chaque sélection, il faut arriver à travailler dans une continuité pour créer des affinités dans le jeu qui pourront donner un bon fond de jeu. Mais pour cela, il faut un noyau. Quand on prend notre équipe, c’est Edouard Mendy, Alfred Gomis, Koulibaly, Diallo, Pape Abou Cissé, Gana Gueye, Nampalys Mendy, Sadio Mané, Cheikhou Kouyaté, Ismaïla Sarr. Tous ces garçons que je dirige depuis pratiquement sept, huit ans. Maintenant oui, une équipe nationale, c’est une porte d’entrée, une porte de sortie. On a un noyau de 16,17, 18 joueurs qui sont là et viennent souvent, mais parfois, si on a ciblé un garçon qui peut nous apporter dans un secteur de jeu où l’on doit renforcer l’équipe, où l’on peut trouver meilleur, on ne va pas se gêner, on va le chercher. Gagner, cela ne veut pas dire qu’on est plus forts que tout le monde. Nous devons continuer à progresser, l’équipe doit continuer à s’améliorer, cela ne s’arrête jamais, on continue à regarder quels joueurs peuvent incorporer l’équipe. C’est un passage, tout le temps avec une entrée et une sortie. Tout en essayant de garder une continuité et ne pas faire une révolution sur chaque rendez-vous de l’équipe nationale du Sénégal. Ça, c’est des périodes. Il y a des périodes où il y a beaucoup de changements et des périodes où c’est beaucoup plus stable, mais c’est par rapport à la réalité de l’équipe et à sa progression.
L’intégration des binationaux
Il n’y a pas de problème d’intégration, moi je n’ai pas eu ce problème avec les binationaux qui sont arrivés. Ils connaissent mon discours avant de les faire venir. Le projet, je leur ai déjà décliné et tout ce que je leur ai dit, ils l’ont vu. Kalidou Koulibaly, c’est vrai que j’ai mis beaucoup de temps pour l’avoir, comme la plupart des binationaux. J’ai le recul nécessaire parce que j’ai été dans cette situation, de pouvoir laisser le joueur prendre le temps et d’accepter de venir. On ne court derrière personne. Il ne s’agit pas de ça. Tous les joueurs que j’ai fait venir, je n’ai couru derrière personne. Oui, ce sont des bons joueurs, mais on a aussi une bonne équipe. Par contre, sur le projet qu’on est en train de mettre en place, si ça les emballe, s’ils pensent qu’ils peuvent nous apporter, bien sûr que la porte leur est ouverte. Et quand ils viennent, ils se sentent très bien. C’est le cas de Kalidou, d’Abdou Diallo, de Nampalys Mendy, de Bouna Sarr, etc. Moi j’ai la connaissance de ces deux côtés, je suis aussi binational. Je pense que cette double culture de la connaissance des deux côtés m’aide à réunifier et constituer une équipe et savoir qu’il n’y a pas une équipe de binationaux et une équipe de nationaux. Il y a une seule équipe qui s’appelle l’équipe du Sénégal et que nous devons tous tirer dans le même sens.
La gestion des egos
Ça se passe très bien. Je n’ai pas de problème avec ça. Le côté star, je n’ai pas cette relation entre eux et moi. Ils me respectent en tant que coach, en tant que grand frère donc il n’y a pas ce côté “starisation” dans notre équipe nationale. En réalité, ce sont tous des stars. Je n’ai pas à les manager parce que je n’ai pas à manager ça. Tu es star, oui, on le sait, voilà. Croyez-moi, ces gars, ils ont plus envie de gagner que moi. Ils ne sont pas là pour perdre du temps. Ils n’ont pas de temps et nous non plus, donc on est ensemble dans un but bien précis : faire plaisir au peuple sénégalais et donner le maximum. Les stars, comme vous dites, ce sont les premiers à arriver à l’entraînement et les derniers à quitter l’entraînement. L’exemple, ce sont eux qui le donnent. Moi je dis cadre, mais ça ne suffit pas. Tu es cadre, mais quel est l’exemple que tu donnes ? Ça ne suffit pas de dire cadre. Un cadre a plus de devoirs que de droits. C’est pour cela que je rendrai toujours hommage à cette génération. Les féliciter parce qu’ils ont pris ce que le peuple sénégalais attendait d’eux et ça c’est important. Ça n’a pas toujours été le cas.
La gestion de la pression
C’est comme ça. Moi je suis Sénégalais. Tous les entraîneurs passés sur les 10 dernières années, j’ai vu comment ils vivaient. En étant loin, j’ai pu observer les commentaires, mais en réalité rien ne change. Il y a un petit temps d’adaptation et après c’est parti. Pour moi, il faut laisser les journalistes faire leur travail correctement, ils ont leur façon de voir. Ils ne maîtrisent pas tout ce qu’il se passe à l’intérieur de l’équipe. Moi, je n’ai aucun problème avec les critiques aujourd’hui. Même hier. Les critiques ne m’ont jamais empêché de faire ce que je pense juste, de sortir de mes convictions. Une équipe de football, c’est comme ça. Que ce soit en Europe, en Afrique ou en Asie, quand vous gagnez, ce sont les joueurs, quand vous perdez, c’est l’entraîneur. Je ne dirais pas que nous nous sommes préparés à ça, mais on sait que c’est la sentence. Quand tu es entraîneur, prépare-toi à être viré. Tôt ou tard, on te virera. Si tu n’as pas envie qu’on te vire, il faut aller faire un autre métier. Il y a combien de grands entraîneurs qui sont virés tout le temps ?
Un poste en club peut-il vous intéresser ?
Oui, bien sûr. Cela fait 10 ans que je suis sélectionneur donc oui, c’est un projet qui m’intéresserait. Travailler dans un club qui veut mettre un vrai projet en place m’intéresserait parce que je suis un homme de projets. J’ai besoin de travailler sur le moyen et le court-terme comme ça l’est avec le Sénégal. Mais aujourd’hui, je suis au Sénégal. Mon esprit et ma tête sont au Sénégal. On verra peut-être après la Coupe du Monde.
Le mot de la fin
J’espère que toute personne qui lira cette interview comprendra que nous sommes en train de faire notre travail. Ce n’est pas parce qu’on n’est pas en Europe qu’on est moins bons que les autres, ce n’est pas parce qu’on ne parle pas que l’on ne sait pas ce que l’on fait. Nous avons décidé d’abord de faire avant de venir parler. Dans notre jargon, c’est ça.