Arrivé à la Salernitana la saison dernière, le Sénégalais Mamadou Coulibaly est devenu l’un des rouages essentiels des Granata. De quoi, peut-être, permettre au promu d’accrocher le maintien en Serie A, mais surtout au nouveau coéquipier de Franck Ribéry de s’installer dans l’élite du football italien. L’exploit est en marche pour ce garçon de 22 ans qui était clandestin et sans abri il y a encore six ans.
Mamadou, le retour en Serie A est assez difficile pour la Salernitana.
Nous sommes beaucoup trop naïfs et c’est assez frustrant. On devrait prendre exemple sur des équipes comme Empoli qui a l’habitude de ce genre de situation et qui joue de manière totalement décomplexée. Avoir quatre points au compteur après presque dix journées, ça fait tache (l’entretien a été réalisé avant la victoire 1-2 obtenue mardi à Venise et qui a permis à la Salernitana de quitter la place de lanterne rouge, ndlr).
Cette saison, ton équipe peut pourtant se targuer d’avoir un joueur d’expérience comme Franck Ribéry dans ses rangs.
Quand on m’a annoncé l’arrivée de Franck Ribéry à Salerne, j’étais surexcité. Au-delà de l’admiration, je veux surtout apprendre de lui. D’ailleurs, dès son premier jour, il a commencé à distiller des conseils. Pas seulement techniques, mais également psychologiques. Humainement, il est extrêmement bienveillant. De toute façon, quand on regarde son parcours, ça force le respect.
« Quand tu vois les membres de ta famille se lever très tôt le matin et rentrer très tard le soir pour finalement ne gagner que le minimum, tu enrages. J’en voulais à la société de ne pas leur offrir ce dont ils avaient besoin et je m’en voulais de ne rien faire pour changer les choses. »
En parlant de parcours, le tien est loin d’être classique.
(Rires.) C’est une longue histoire. Je suis originaire de Thiès, à l’ouest du Sénégal et suis issu d’une famille d’enseignants. Mon père était professeur d’EPS et mon grand frère est prof d’anglais. Nous ne manquions de rien, mais ils étaient loin de gagner suffisamment pour subvenir aux besoins de la famille. Les Européens doivent sûrement avoir un regard différent, mais croyez-moi qu’être instituteur au Sénégal, c’est plus dur que ce que l’on peut imaginer.
Elle était comment, ta jeunesse à Thiès ?
Mon père ne voulait pas entendre parler de football. Il me disait : « Le football, c’est un loisir. Trouve un vrai métier ! » Il refusait donc catégoriquement de m’inscrire dans un club local. Je lui obéissais. En réalité, je n’en avais rien à secouer de l’école. J’allais en cours juste pour taper le ballon avec les potes. Je faisais du 9h-18h à enchaîner les matchs sur le sable.
Quel regard portais-tu sur cette situation sociale ?
Honnêtement, je bouillonnais. Quand tu vois les membres de ta famille se lever très tôt le matin et rentrer très tard le soir pour finalement ne gagner que le minimum, tu enrages. J’en voulais à la société de ne pas leur offrir ce dont ils avaient besoin et je m’en voulais de ne rien faire pour changer les choses.
Tu n’étais pourtant qu’un adolescent.
Pour moi, le football était la seule solution. J’avais 16 ans et pour moi, réussir dans le sport signifiait réussir dans la vie. Ma famille en avait besoin et plus le temps passait, plus l’Europe devenait un objectif. Finalement, en 2015, j’ai pris mon « courage » à deux mains et je suis parti.
Quitter son pays, ce n’est pas un peu extrême comme décision ?
J’ai mis toutes mes affaires dans un sac à dos et j’ai pris le large. Je n’ai prévenu personne, hormis deux de mes amis. J’ai rassemblé le peu d’argent qu’il me restait et pris un bus direction Dakar. Arrivé dans la capitale, je suis monté dans un autre bus en partance pour le Maroc. Avec moi, il y avait d’autres Sénégalais, des Gambiens et quelques Bissaoguinéens. 2800 kilomètres, presque 35 heures de voyage !
« Ça a été le pire voyage de ma vie ! Je ne sais pas nager, donc j’avais peur et j’imaginais tous les scénarios possibles. »
Comment étaient les conditions de ce voyage ?
Correctes, je dirais. C’est une fois au Maroc que j’ai mesuré l’ampleur du bourbier. Je ne savais ni quoi faire, ni comment marchaient les réseaux de passeurs. Alors j’ai pris place dans un port, je dormais sur les docks durant quatre ou cinq jours. Par chance, j’ai fait la connaissance d’un marin local, à qui j’ai expliqué mon intention de rejoindre l’Europe. Sans hésiter, il m’a fait embarquer sur un rafiot transportant des denrées alimentaires. Ça a été le pire voyage de ma vie ! Je ne sais pas nager, donc j’avais peur et j’imaginais tous les scénarios possibles.
Où avez-vous débarqué ?
On est passé par Tarifa en Espagne avant d’arriver à Marseille. Mais une fois en France, j’ai immédiatement rejoint l’une de mes tantes qui résidait à Grenoble. Le problème, c’est que je débarquais un peu à l’improviste et elle n’avait pas les moyens de me garder. Elle m’a donc hébergé quelque temps avant de me présenter à une connaissance qui habitait en Italie, près de Livourne.
À partir de quand as-tu prévenu tes proches ?
Je n’ai prévenu mes amis qu’une fois arrivé en Italie. Je leur ai dit de n’en parler à personne, mais ils ne pouvaient pas et ils ont préféré tout avouer à mes proches. Dans mon quartier, on me pensait même mort. C’est à ce moment-là que j’ai compris la stupidité de mon comportement. La peur et la honte vous font parfois faire des choses moches. Alors quand mes amis m’ont dit qu’ils avaient informé ma famille, j’étais soulagé.
« Je dormais dans la rue et je me réfugiais dans des supermarchés pour me protéger du froid. »
Comment se déroule ton séjour à Livourne ?
J’étais pris en charge par des gens que je ne connaissais pas et ça devenait pesant de vivre chez des inconnus. Je suis donc parti. Je dormais dans la rue et je me réfugiais dans des supermarchés pour me protéger du froid. Je squattais souvent le même quartier, près du centre-ville. Dans la zone, il y avait un gymnase avec une équipe de futsal. Un jour, l’un des membres est venu me voir pour me demander de compléter leur groupe, et à partir de là, j’ai repris contact avec le football. Ils me filaient parfois un billet ou deux et me payaient une pizza pour le soir. Il n’y avait pas de travail pour moi, et je n’avais aucune connaissance. La France était trop loin, mais il était hors de question d’abandonner et de retourner au pays. Quand tu es clandestin et sans abri, tu n’as plus rien à perdre.
À ce moment-là, quel est ton plan ?
À mon arrivée en Italie, j’entendais dire partout que Pescara était une ville avec une forte communauté sénégalaise. Alors j’ai pris mes dispositions. Je me suis engouffré dans un train sans payer le ticket et j’ai pris la direction de l’Adriatique. Et puis je me suis trompé de station ! (Rires.) En vérité, je me suis trompé deux fois ! La première, c’est parce que je descends à Rome, qui est pourtant à l’opposé complet de Pescara. Je fraude donc une deuxième fois le train, et à mi-chemin j’entends « Abruzzi ! » Je sursaute, car Pescara se trouve dans les Abruzzes, et je m’empresse de descendre. Mais en me dirigeant vers les panneaux d’indication, je vois « Roseto degli Abruzzi » . Je venais de descendre à Roseto, une ville située 40 kilomètres avant Pescara ! C’était horrible. Pas très loin de cette gare, il y avait heureusement un terrain de football, celui de la Rosetana Calcio, je crois, et j’ai décidé de m’y installer.
« Je dormais dans les vestiaires du stade, mais un jour, les carabinieri sont venus me réveiller. »
C’est à Roseto que tout change ?
C’est là que ça s’accélère en effet. Je dormais dans les vestiaires du stade, mais un jour, les carabinieri sont venus me réveiller. Ils étaient quatre ou cinq, accompagnés par un homme, Girolamo « Mino » Bizzarri (ancien attaquant de la Reggina et de Brescia entre autres, NDLR) qui travaillait pour la Rosetana à ce moment-là. Nous sommes partis au commissariat, et dans ma tête, j’étais déjà de retour au Sénégal ! Mais en réalité, c’était tout le contraire. Monsieur Bizzarri a été mis au courant de ma situation par les employés du stade et il m’a pris en charge. Il a entamé les démarches afin de régulariser ma situation et a décidé de me transférer vers un foyer d’accueil. C’était à Montepagano, un village près de Roseto qui comptait un centre spécialisé pour migrants. D’un coup, j’ai retrouvé la joie de vivre. Je prenais des cours d’italien dans cet établissement et j’en ai profité pour intégrer sa petite section football. Monsieur Bizzarri me rendait régulièrement visite, en me conseillant de ne pas lâcher le sport. En voyant mes progrès, il a fini par me proposer des tests dans des clubs alentours. Évidemment, je n’y croyais pas du tout. Mais il a tenu ses engagements. J’ai écumé plusieurs clubs aux alentours de Roseto, nous sommes même partis jusqu’à Cesena et à Reggio-Emilia pour discuter avec Sassuolo. Les entraîneurs étaient toujours satisfaits, mais mes problèmes de papiers me bloquaient. Nous étions alors fin 2016, et après quelques semaines d’attente, on m’a annoncé la délivrance d’un document de circulation. Je suis donc parti pour Pescara afin de passer de nouveaux essais. « Mino » Bizzarri avait parlé de moi à Massimo Oddo (alors entraîneur de l’équipe première) et à Davide Ruscitti (coach des U19). J’ai donné tout ce que j’avais à l’occasion d’un match amical et j’ai réussi à les convaincre.
La chance fait surtout que l’équipe première se retrouve en pénurie de milieux de terrain et qu’on te sollicite directement.
Après seulement deux matchs en U19, monsieur Ruscitti est venu me dire que j’intégrais l’équipe première. J’étais totalement sonné, je n’arrivais pas à y croire. Il m’a fait savoir que Zdeněk Zeman (qui a remplacé Oddo entre-temps, NDLR) avait besoin d’un milieu défensif pour pallier les nombreuses blessures. Le 19 mars 2017, j’étais donc sur la feuille de match pour une rencontre face à l’Atalanta et j’ai disputé les vingt dernières minutes.
« Durant le trajet en bus avant le match contre Milan, je me suis assis tout seul et au bout de quelques minutes, j’ai éclaté en sanglots. J’ai repensé à toutes les galères que j’avais traversées et à tout ce que ma famille avait enduré. »
Quel souvenir gardes-tu de ce premier rendez-vous professionnel ?
Honnêtement, je n’ai que de vagues souvenirs de cette rencontre face à l’Atalanta. C’est le match suivant contre l’AC Milan qui m’a vraiment marqué. Le coach Zeman m’a annoncé que j’étais titulaire à une ou deux heures du coup d’envoi. Ce qu’il faut savoir, c’est que toute ma famille et moi-même sommes fans du Milan. Donc durant le trajet en bus, je me suis assis tout seul et au bout de quelques minutes, j’ai éclaté en sanglots. J’ai repensé à toutes les galères que j’avais traversées et à tout ce que ma famille avait enduré.
Quand tu es dans le tunnel avant d’entrer sur la pelouse, à quoi penses-tu ?
Je regardais autour de moi et je me disais : « Eux, ils sont pros depuis dix ans, c’est leur routine. Montre-leur que t’es prêt à leur arracher le ballon avec les dents ! » J’ai surkiffé ce moment.
Tu as évidemment renoué avec ta famille. Comment se sont déroulées les premières retrouvailles ?
Mon père a refusé de me parler pendant plusieurs semaines, malgré ma signature en professionnel. Voir son fils risquer sa vie pour une chose aussi hypothétique que le sport, ça a de quoi vous mettre en rage, et je le comprends. Mais en discutant avec mes proches, ils m’ont fait comprendre à quel point il était fier de moi !
Par la suite, tu tapes dans l’œil de l’Udinese, avec qui tu es toujours sous contrat, qui te prête plusieurs fois en Serie B (Carpi, Virtus Entella, Trapani et Salernitana).
La Serie B est un processus d’apprentissage classique. C’est marrant parce que je m’imaginais toujours évoluer en numéro 10 et faire des passes décisives, mais j’ai fini en récupérateur. (Rires.) En revanche, je ne veux pas que l’on me réduise à ma simple taille (1,83m) ou à mon impact physique. Parfois, on a tendance à mettre les milieux africains dans la case du « déménageur » . C’est pour cela que je travaille de plus en plus ma conduite de balle et mon jeu long. J’exploite au maximum ce que j’ai pu connaître dans le football de rue.
Tu as des références à ce poste ?
Le modèle absolu reste Yaya Touré. C’est la preuve vivante qu’on peut manier le ballon avec un physique XXL.
Quel adversaire t’a le plus impressionné ?
(Il réfléchit.) Paulo Dybala ! J’ai joué contre lui avec Pescara, et il m’a rendu fou ! Il est tout petit avec des mollets surdimensionnés. Je visais ses jambes, car il avait les chaussettes baissés, c’est pas bien, je sais. Mais même avec ça, impossible de l’arrêter. À un moment, je me suis jeté sur lui pour le découper. (Rires.) Résultat : carton jaune et défaite (0-2). À la fin du match, il passe à côté de moi et me lâche un petit sourire chambreur. Je comprenais enfin ce qu’était le haut niveau.
« Je regarde encore le football avec mes yeux d’enfant et je m’en contente. L’argent ne m’impressionne pas, loin de là. »
En devenant professionnel, tu n’as pas trop été déçu par le monde du football et ses coulisses ? Tu n’as pas changé tes habitudes ?
Je regarde encore le football avec mes yeux d’enfant et je m’en contente. L’argent ne m’impressionne pas, loin de là. Et puis ma famille est encore au Sénégal, donc tout ce que je fais, c’est pour eux. Je commence petit à petit à me faire des amis dans le milieu comme Demba Thiam, le gardien de but de la SPAL ou son coéquipier Demba Seck. Je suis également très proche du grand frère du Messin Pape Matar Sarr. On a grandi ensemble et aujourd’hui, voilà que son petit frangin signe à Tottenham !
Quels sont tes prochains objectifs ?
La sélection du Sénégal ! Lorsque je jouais en Serie B, je savais que mes chances étaient quasi nulles, car le championnat n’est pas beaucoup observé. Mais maintenant, je n’ai plus d’excuses. En plus, les Lions de la Téranga jouent leurs matchs chez moi, à Thiès. C’est facile de dire ça maintenant, mais je serais prêt à refaire tout ce voyage ! En y mettant la forme évidemment et sans faire souffrir ma famille. Quand je discute de tout ce parcours avec mon grand frère, il me dit : « Mamadou, ne regrette rien de ce que tu as fait. Tu as réalisé tes rêves. J’aurais adoré être à ta place et fouler les pelouses italiennes. Profite à fond de ta vie ! » Le football m’a donné beaucoup trop de choses pour avoir des regrets aujourd’hui.