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A 65 ans, Claude Le Roy a consacré toute une vie au football. Trente trois ans sur le banc, il a (presque) fait le tour du monde à donner des consignes à des joueurs de divers horizons. Prédestiné au monde du ballon rond depuis l’âge de 6 ans, il a aussi tenu tête à tous pour vivre de sa passion. Ce n’est pas pour autant que celle-ci en prend une ride aujourd’hui. Et, pour entretenir la flamme, l’homme ne se prive pas d’une centaine de pompes et d’un millier d’exercices d’abdos quotidiens. Encore loin de Cristiano Ronaldo, mais largement suffisant pour garder la lucidité de tenir encore un match de 90 minutes face à une équipe de lecteurs de votre quotidien préféré. Si pour lui Bruno Metsu était le roi des pirouettes, Le Roy, lui, fait mieux que se débrouiller. Le face-à-face.

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Junior Albert YEKATOM, Gestionnaire de flottes

Dakar

 

En Afrique, on vous qualifie de Sorcier blanc au même titre que feu Bruno Metsu pour votre amour pour l’Afrique. Bruno Metsu a voulu être enterré au Sénégal, qu’en dites-vous ? Quel souvenir gardez-vous de lui ?

C’est un peu dur et triste de commencer par Bruno Metsu qui n’était pas un collègue, mais un ami. Avant de venir en Afrique, il est venu me voir pour demander des conseils, comme Philippe Troussier à l’époque. Bruno était d’une grande intelligence, d’une grande générosité, un spécialiste des pirouettes. La dernière qu’il nous a faite est moins belle. On n’avait pas envie qu’il parte sur une telle pirouette. C’était quelqu’un de rafraîchissant dans le monde du football. Des souvenirs avec Bruno, j’en garde. Quand j’entraînais le Ghana, au tournoi des Quatre nations à Accra (du 17 au 21 novembre 2008, Ndlr), j’avais fait venir les Emirats dont il était l’entraîneur. Il avait eu pas mal de difficultés dans cette compétition. C’était un des moments les plus difficiles pour moi, je n’aime pas, dans des tournois majeurs, rencontrer une équipe dirigée par un ami. Cela m’est souvent arrivé. En demi-finale de la Coupe du Golfe, une compétition énorme, j’entraînais Oman et Bruno n’était plus aux Emirats, mais au Qatar. On s’est retrouvé l’un contre l’autre. Ni pour lui, ni pour moi, ce n’était pas agréable. Lui était le tenant du titre avec les Emirats et moi à Oman. C’était un match formidable. J’avais la chance de gagner 1-0. Mais toutes ces rencontres n’ont jamais altéré nos amitiés. Quand j’ai appris sa mort, ma femme et moi sommes partis à Avignon (1 250 Km), nous nous sommes trouvés à Dunkerque pour témoigner, une dernière fois, l’amour que nous avions pour lui, pour Viviane et les enfants. Avant de rentrer en France, j’irai demain (entretien réalisé le samedi 2 novembre) me recueillir sur sa tombe au cimetière de Yoff. Il n’y a pas beaucoup de gens d’une telle fraîcheur et d’une telle qualité : amoureux de la vie, amoureux du foot. Bruno laissait une certaine liberté aux joueurs à partir du moment où il pensait qu’il était normal de leur faire confiance. Il savait parfaitement gérer un groupe. On n’a voulu faire savoir qu’il n’avait fait aucune carrière avant, ce qui était faux. Il n’a pas été dans les clubs aux noms ronflants, mais a toujours obtenu de bons résultats, partout où il est allé.

 

Abdoulaye SIBY, Infographe

18, avenue du Sénégal x Blaise DIAGNE

 

Comment vous vous êtes retrouvé à entraîner en Afrique ?

J’étais un très jeune entraîneur à Grenoble. On avait une trajectoire pour installer le club en première division et avait un président extraordinaire, Marc Braillon (décès le 23 août 2013). Il était d’une grande qualité. Un jour, on avait fait un match nul à Gueugnon. C’était en fin 1984, les grands salaires de l’époque étaient 30 mille, 8 mille et 10 mille Franc français. Le Président avait décidé de donner 30% de pénalités mensuelles à ceux qui avaient plus de 20 mille et 10% à ce qui avaient plus de 10 mille Francs français. Alors que les joueurs n’étaient en rien responsables du match nul. Je me suis opposé à lui. Et comme il était un patron qui ne supportait pas le non, il m’a dit : «Si vous ne cautionnez pas la décision que j’ai annoncée aux joueurs, je vous vire.» Je lui dis : «Considérez déjà que je suis viré.» Je me suis retrouvé volontairement chômeur. Et très vite, Albert Batteux, le plus grand entraîneur français de tous les temps, mon maître à penser, avait comme joueur à Saint Etienne un jeune camerounais, Eugène Julia. Qui, lors d’une réunion, a dit : «Le Président Biya m’a chargé de trouver un nouveau sélectionneur. A qui vous (Albert) pensez ?» Albert Batteux lui a dit : «S’il y a quelqu’un qu’il faut prendre, c’est Claude Le Roy.» Je me suis retrouvé au Cameroun avec ma femme, 15 jours après, reçu par le ministre, le sultan actuel Ibrahim Mbombo Njoya, et le directeur des Sports de l’époque, Issa Hayatou. C’était début 1985, juste avant la Fête nationale du Cameroun. Ma femme qui découvrait l’Afrique noire, à part un court séjour en Gambie avec Variétés Club de France, venait de me dire avant de rentrer dans la salle de conférence du ministère : «Je sens que je ne peux pas vivre dans ce pays. Sois courtois, mais dis leur que ce n’est pas possible.» Ma femme ayant une grande importance pour moi dans toute ma vie, je dis Ok. Dans la salle, il y avait plus 150 journalistes. A ma grande stupéfaction, j’entends le ministre (Ibrahim Mbombo Njoya) annoncer qu’il était heureux de présenter un nouveau sélectionneur et Directeur technique national. Ma femme qui était au fond a discrètement écrasé une larme en disant : «Il m’a trahi. Il ne m’avait pas annoncé sa nomination.» Alors que je n’en savais rien du tout. Comme le Cameroun est un pays bilingue, je ne pouvais pas faire perdre la face au ministre. J’étais obligé de le remercier alors qu’on n’avait discuté ni de salaire ni de quoi que ce soit. A l’époque, ce n’était pas cela qui nous guidait. Mais dans le bureau, je dis au ministre : «Dites à ma femme que je n’étais pas au courant, moi non plus. Pas plus qu’elle.» Avec sa grande voix, il dit : «Oui madame, vous ne pouvez pas venir jusqu’à Yaoundé et repartir les mains vides.» C’est comme cela que je suis devenu sélectionneur du Cameroun. J’étais très jeune et la population ne voulait pas de moi. Comment pouvait-on donner à un blanc-bec comme moi le patrimoine national, les Lions Indomptables ? Mes quatre premiers mois ont été terribles. En voiture, les gens me disaient : reprenez l’avion. Et puis, on a commencé à gagner et ne plus perdre un match pendant trois ans. Cela a été une formidable aventure, une formidable histoire d’amour. Il a fallu faire ses preuves.

 

«Il faut continuer de laisser croire aux Ivoiriens qu’il n’y aura pas match»

 

Ndiaga FALL, infographe

Pikine

 

Pensez-vous que le Sénégal a les moyens de renverser la tendance face à la Côte d’Ivoire ? Si oui, comment faut-il s’y prendre ?

Tactiquement, mentalement… je vous jure qu’il y a encore un coup à jouer. Il faut vous y mettre, que vous y croyiez. Si tout le peuple décide de pousser cette équipe, s’il y a des ondes qui arrivent à Casa… Ils peuvent le faire. Poussez fort. Arrêtez la campagne d’intoxication qu’il y a autour de ce match. Pour ce match retour, le facteur limitant, c’est le lieu : Maroc. C’est bien dommage. Mais contrairement aux stupidités que j’ai entendu de certains soi-disant grands spécialistes du football sur les médias français qui disent que ce sera juste une formalité, le Sénégal a un coup à jouer. Je ne devrais pas le dire publiquement parce que ça déflore un peu le sujet, mais il faut continuer de laisser croire aux Ivoiriens qu’il n’y aura pas match. Il faut mentalement gagner ce combat. Je ne vais pas donner des conseils à mon ami Gigi, je ne me suis jamais substitué à personne. Mais je pense que, en les attendant un peu, sans vouloir trop partir à l’abordage bêtement en disant qu’on va tout casser et marquer un but… Non ! Même dans ce genre de match, il faut savoir être patient, ne pas se découvrir. Si vous vous découvrez devant quelqu’un comme Gervinho, il y a danger. C’est un avaleur d’espace. Si vous jouez très (très) haut contre lui, bien évidemment vous allez libérer de l’espace. En plus, il y a Didier qui, sur son jeu de corps, a le pouvoir de garder des ballons importants puis donner des passes à ses rampes de lancement qui peuvent partir en contre. Il faut être très vigilant. Il suffit de marquer un but dans ce match. Si le Sénégal a le bonheur de marquer un but en première période, ils auront une bonne chance de se qualifier. Il faut que les joueurs soient prêts mentalement, qu’ils savent qu’il y a un besoin de 23 guerriers. Les 12 sur le banc doivent être le premier club de supporteurs des titulaires. Qui joue et qui ne joue pas importe peu, le rêve de tout un peuple, c’est de retrouver la Coupe du monde. A 3-1 (score du match aller), c’est loin d’être cuit. Rien n’est impossible. Le Milan Ac, les Italiens plus grands spécialistes pour fermer le jeu, s’est vu remonter trois buts par Liverpool en une première mi-temps dans une finale de Ligue des Champions. Je n’ai rien contre la Côte d’Ivoire parce que j’aime bien Sabri Lamouchi, mais bien évidemment dans un match Côte d’Ivoire-Sénégal, j’ai envie que le Sénégal se qualifie. Ça ne fera pas plaisir aux Ivoiriens, mais je ne vais pas tenir le langage de ceux qui disent : «Oui, que le meilleur gagne…» J’ai toujours l’habitude de dire ce que je ressens. J’ai vécu quatre ans dans ce pays, ma fille est mariée à un jeune leader connu dans ce pays (Fadel Barro, Coordonnateur du mouvement Y en a marre, Ndlr), qui se bat pour ce pays auquel je suis très attaché. J’ai un petit fils qui s’appelle Almamy, j’aime ce pays.

 

Qu’est-ce qui manque au foot africain pour décoller sur le plan mondial ?

Ce qui manque, c’est la pérennité, le sérieux. Il faut arrêter les discours stériles, les promesses inutiles… J’ai quitté la Rdc parce que le Président Kabila m’a fait revenir en me disant : «Fais-moi flotter le drapeau dans le ciel sud africain». Ce que j’ai fait. Quand j’ai quitté la Rdc, elle ne s’est plus jamais qualifiée pour la Coupe d’Afrique. Je voulais qu’on mette de l’argent sur les petites catégories. Qu’on fasse jouer des milliers d’enfants au foot, c’est aussi une façon d’éduquer un peuple. Mais, voir par exemple les moins de 17 ans déclarés forfaits parce qu’on ne pouvait pas recevoir… J’ai quitté parce que j’avais l’impression que les choses n’avançaient pas. Même au Sénégal… Regardez, ce n’est pas tout le pays qui est suspendu par la Fifa, mais le stade de Dakar (Léopold Senghor, ndlr). Est-ce normal dans un pays comme le Sénégal, après avoir joué une Coupe du monde ? Il faut travailler à mettre en place de vraies structures, faire confiance aux techniciens et là aussi, il faut éviter de faire de la démagogie, prendre un adjoint pour faire plaisir à untel, non. Tous les adjoints locaux de ma carrière sont devenus sélectionneurs par la suite. On prend un adjoint parce que c’est le meilleur. C’est irrespectueux d’accepter que des entraîneurs puissent travailler avec une équipe nationale en Afrique et passer plus de temps en Europe. Des entraîneurs Club Med ! Je passe cinq jours par mois au Sénégal quand il y a match et puis après, je vais superviser les joueurs en Europe ? Qu’est-ce qui change quand on supervise Eto’o avec Guardiola par exemple, ou Essien avec Mourinho ? Pour dénicher des talents, il faut aller partout dans le pays, dans les «Navétanes», les divisions inférieures… C’est ça le boulot. Que des fédérations acceptent que des entraîneurs puissent jouer les représentants de commerce, les spécialistes du Club Med, c’est une honte. Il faut vivre dans le pays, y développer des programmes d’entraînements, former des techniciens locaux… C’est ce qui m’a tout le temps passionné.

 

Babacar Cheikh NDIAYE

Keur Mbaye Fall, Dakar

 

Avez-vous le sentiment d’avoir réussi votre carrière d’entraîneur ?

Ce serait très prétentieux de dire que j’ai réussi ma carrière d’entraîneur. Je laisse les autres apprécier. Ce que je pense avoir réussi, c’est ma vie. Pour le moment. Le plus grand privilège que je souhaite à tout le monde, c’est de vivre de sa passion. C’est extraordinaire d’avoir toujours voulu être footballeur professionnel et d’avoir réussi à l’être. Au tout début de ma carrière de joueur, je savais que le 30 juin 1980, j’arrêterais ma carrière pour devenir entraîneur. J’avais programmé cela depuis très longtemps. Je ne savais pas que j’arriverais à entraîner des équipes aussi prestigieuses, à disputer la Coupe du monde, à jouer autant de Can…  Je suis fier de ce parcours.

 

Entre Cristiano Ronaldo et Lionel Messi, qui est le meilleur ? Sont-ils plus forts que les anciennes légendes comme Pelé, Platini, Maradona, Zico, Zidane… ?

Pour moi, Messi est absolument incroyable. C’est très dur de trancher. J’ai beaucoup de respect pour Ronaldo. Je ne vais pas faire les flagorneurs comme Blatter l’a fait à Oxford. C’était marqué de beaucoup de mépris et quand je le verrai, je lui dirai ce que je pense. On n’a pas le droit de se moquer, encore moins quand on est président de la FIFA, d’un joueur comme ça. Il faut penser aux choses avant de les dire. C’est trop facile de présenter des excuses après, sous peut être le prétexte qu’on avait trop goûté à un JB (boisson alcoolisée)… Ce n’est pas bien. Les gens sont toujours en train de parler de respect, mais ils n’en font pas preuve. Je lui dirai que je n’ai pas du tout apprécié ce qu’il a fait, juste pour faire rire un auditoire. Qu’il soit content ou pas, ce n’est pas mon problème.

Par rapport aux anciennes légendes, il y en a une qui… C’est Johann Cruyff, qui fut un joueur exceptionnel. Pour moi, les deux plus grands de tous les temps sont Pelé et Maradona. Ce sont des joueurs qui ont été capables de faire gagner à des moments cruciaux. Après Messi… La réflexion, c’est de dire qu’il n’a pas eu la même réussite en équipe nationale, même si ça va mieux et on verra pour la prochaine Coupe du monde. Mais Maradona a fait gagner la Coupe du monde à l’Argentine, presque tout seul. En 90, il a dirigé une équipe moyenne en finale de la Coupe du monde à lui tout seul et en 94, si la FIFA n’invente pas cette histoire de dopage, c’est autre chose. Je n’en dirai pas autant de sa carrière d’entraîneur… Mais c’est le joueur le plus aimé de tous ses coéquipiers. Il a un cœur énorme. La drogue a fait qu’il a perdu un peu le sens de la réalité, mais il était formidable. Pelé était plus structuré, plus malin. Messi, même si en ce moment, il est dans une moins bonne période, ce qu’il a fait jusqu’à maintenant, c’est incroyable, même s’il est dans une grande équipe, entouré de joueurs hors du commun (Xavi, Iniesta). Il y a aussi Zidane, Platini, qui sont mes compatriotes. Platini réussit à faire après sa carrière de joueur ce qu’il faisait quand il était joueur. C’est parce qu’il a toujours su tirer 101% de ses qualités. Son intelligence du jeu faisait qu’il savait toujours tirer profit d’une situation et aujourd’hui, son intelligence du monde a fait qu’il est président de l’UEFA et quoi qu’en pense Blatter, demain il peut devenir président de la FIFA. Mais il y a aussi et surtout Roger Milla, dont on ne parle pas. Pour moi, il est peut-être le plus grand joueur de tous les temps. Il n’a peut-être pas fait la carrière des autres en club, mais en talent ! Je l’ai dirigé quatre ans au Cameroun, il était incroyable.

 

A quand une autobiographie de Claude Le Roy ?

Il y a beaucoup d’éditeurs qui me l’ont proposé depuis très longtemps. J’ai promis que j’allais l’écrire, je ne sais pas quand. J’adore écrire, j’ai écrit beaucoup de chroniques : politiques, sportives, dans Libération ou dans France Football… Je le ferai. Ce sera peut-être comme pour paraphraser Zola, qui a écrit «Mémoires d’un curé de campagne» et moi, ce sera «Mémoires d’un ailier de campagne». La dernière fois que j’ai écrit, c’était pour préfacer un bouquin de Jules Bocandé. On s’était téléphoné et on devait se retrouver là pour signer son livre… C’était une année très difficile pour moi. La dernière en date, c’était avec Bruno Metsu… Il y a eu beaucoup de gens très chers qui m’ont quitté ces derniers temps. Mon ami Birame Diop dit «Loi», le stratège des Navétanes à Ouagou Niayes… Je vais me mettre à l’écriture. Mes filles, en plus, me le demandent.

 

Papa Mahmoud GUEYE

Parcelles Assainies Unité 21, Dakar

 

Après avoir été à la tête de quatre équipes africaines, croyez-vous au pouvoir des pratiques mystiques ?

Je suis Breton. Pour mettre les choses d’entrée quand je suis venu en Afrique, on a vu un peu de tout dans les sélections : des féticheurs, des marabouts, moi j’ai viré tout le monde. Au Cameroun, on m’a menacé de partout, mais je n’avais pas à avoir peur de gens qui me disaient que je n’allais pas durer au poste. Je leur répondais toujours que s’ils étaient aussi forts, il y a longtemps que l’Afrique serait championne du monde. Il y a une grande fumisterie économique autour de tout ça. Il y a beaucoup de gens que ça arrange de gagner de l’argent avec les féticheurs ou sur leur dos. Par contre, comme on peut avoir un psychanalyste, un kiné qui a un rôle très important sur le plan psychologique… Il y a des réalités culturelles. Je disais aux joueurs que c’est leur droit d’aller consulter leurs féticheurs s’ils veulent. Par contre, je ne voulais pas qu’ils aillent se soigner avec des méthodes douteuses, avec tout le respect que je dois à la phytothérapie, mais il y a des réalités scientifiques qui font qu’on peut faire recours à la médecine traditionnelle, mais dans un cadre déterminé. Avant le match contre le Kenya, Habib Thiam, Premier ministre, était venu suivre notre entraînement à la base militaire et m’a dit : «Claude, tu nous laisserais Jules (Bocandé) après l’entraînement pendant une demi heure ?» Je lui demande pourquoi, il me dit que c’est un truc entre nous Sénégalais et ce serait bien qu’il puisse être là. Je lui dis : «Si vous ne lui faites pas faire des exercices physiques comme passer une nuit sur une pirogue, sur des arbres…, ok. Mais s’il n’est pas là à midi, tout Jules qu’il est, je le sors de l’équipe.» Après, il est venu à midi moins le quart, avec plein de trucs blancs sur la tête, ce qu’on voit avec les lutteurs… Le lendemain, on a battu le Kenya (3-0) et j’ai dit au Premier ministre qu’il avait gagné le match. Si ça n’influe pas sur l’entraînement, la dette de sommeil, la dette alimentaire, la vie de groupe, je peux le concevoir. Je ne suis pas chez moi. C’est ce que j’avais dit à Bruno Metsu : «Mets-toi une chose dans la tête, quand tu viens en Afrique, c’est que t’es pas chez toi». Dans un autre pays, sur un autre continent, avec d’autres habitudes et d’autres réalités. Il ne faut pas vouloir devenir plus Sénégalais que les Sénégalais. Il faut avoir un incroyable respect pour ce continent.

 

Babacar  Mouhamadou MBENGUE

Dakar Plateau

 

Quel est ton plus beau moment au Sénégal ? Et le pire… ?

En football, le pire, tu le connais déjà. C’est janvier 92. Pas tout janvier, mais le 17 janvier (élimination du Sénégal par le Cameroun en quart de finale de la Can). Par contre, il y a eu plein de moments de fête. Le moment le plus fort, c’est peut-être le dernier tour éliminatoire pour Algérie 90 où on joue la Tunisie avec son entraîneur Tlilli, qui avait fait des déclarations très agressives contre moi, contre l’équipe du Sénégal, avec beaucoup d’arrogance et de prétention. La Tunisie était favorite. En première mi-temps, on fait un jeu de qualité, mais on n’est pas efficace et on fait une deuxième mi-temps d’une qualité tactique exceptionnelle, sous la pluie, un déluge, et on gagne 3-0. Au match retour, il se remet à parler, en disant que 3-0, ce n’était pas grave. Il a continué à faire des déclarations terribles. Il en a tellement fait qu’au match retour, ce n’était plus lui l’entraîneur. A Tunis aussi, on a gagné 1-0. Cela a été des moments incroyables en bonheur de diriger une équipe pour des matches comme ça.

 

Ibrahima Bao KEBE

Hlm Hann Maristes, Dakar

 

Qu’est-ce qui explique cet attachement si profond que vous portez au Sénégal ?

Ce qui a créé mon attachement à l’Afrique, c’est un attachement à mes parents, qui, politiquement, ont été très concernés par la lutte pour l’indépendance. Quand je disais que tout a été fait pour que je réussisse, c’est à des gens comme ton père (le lecteur est fils d’Ibou Ndao Kébé, ancien Directeur de la Haute Compétition, au moment où Claude Leroy était sélectionneur du Sénégal, Ndlr) que je pensais. Il a été un monsieur d’une intelligence et d’une qualité d’organisation exceptionnelles. Avec un vieux téléphone dans le bureau du stade de l’amitié, avec un fax qui marchait un jour sur dix, et malgré tout, il passait dix heures par jour au stade. Je me souviens qu’il était venu habiter de l’autre côté du stade, comme ça il aurait pu passer la nuit au bureau sans que sa famille s’en rende compte. C’était un très grand monsieur et si j’ai passé ces quatre années formidables, c’est grâce à lui. Ce métier est une formidable école d’humilité. Le football vous ramène toujours à la réalité. Il y a toujours un moment où ceux qui pensent être intouchables reviennent sur terre. Je me rappelle les moments où je te voyais traîner au bureau, dans le stade… Tu dois avoir 27 ans maintenant. Bravo, tu embrasseras pour moi toute la famille, je pense beaucoup à eux.

 

Après une riche carrière d’entraîneur de plus de 30 ans, ne pensez-vous pas à la retraite pour pouvoir profiter de votre famille ?

Je ne suis pas encore à la retraite. J’avais pris un peu de poids, mais j’ai retrouvé mon poids normal, parce que je me suis remis à courir tous les jours, à faire 120 pompes, 1200 abdos par jour, parce que justement, je n’ai pas envie de partir à la retraite. Ce n’est pas une question d’argent. Je n’imagine pas une seconde, me dire demain, je ne veux plus entraîner. Qu’importe le niveau. Il y a un continent que je n’ai pas encore exploré, c’est le continent américain. Ma femme est américaine, en partie. Peut-être que j’irai là-bas avant de finir. J’y ai souvent eu des touches, mais ça n’a jamais pu se faire, parce que j’étais sous contrat. Je pourrais réfléchir sur les propositions. Là, je suis venu voir Fadel, ma fille et Almamy (son petit-fils) et puis passer un peu de temps pour voir tout ça. Il ne faut pas que je me trompe dans les choix.

 

Papa Mamadou SY

Rufisque

 

Quels sont les meilleurs moments de votre vie sportive ?

Là aussi, je répondrai comme Bruno Metsu, par une pirouette, en disant que ce sera mon prochain match. Hier, j’étais avec un chercheur d’origine camerounaise à faire une partie de tennis-ballon et j’ai pris autant de plaisir qu’à regarder un match de coupe d’Europe avec Arsenal. J’ai vraiment la même passion pour le jeu. J’ai ce privilège, hélas, la vieillesse est un naufrage, d’être professionnel de football depuis 47 ans ! J’ai commencé, en 1966, à vivre de ma passion, contre l’avis de mes parents, pour qui c’était le plus grand drame. Depuis que j’ai commencé à jouer, ça n’a été que des bons moments. Il y a certes des moments de grande tristesse. Par exemple, l’un des moments les plus durs de ma carrière, et je l’ai dit partout, c’est l’élimination du Sénégal ici en quart de finale de la Can 1992, sur un but d’Ernest Ebongué, dans les dernières minutes. Parce que je savais que ça allait installer une tristesse incroyable dans le pays. Tout le monde m’a dit : «Il ne faut plus sortir, ça va être terrible». Un de vos confrères avait titré : «Leroy des nuls». J’avais pris ça pour de l’autodérision, mes deux filles un peu moins car quand elles allaient à l’école, elles tombaient sur une grande photo de leur père, avec ces mots : «Le roi des nuls», ça les avait un peu choquées. Le lendemain, j’ai pris ma voiture pour aller à mon bureau au stade et au premier carrefour, tout le monde m’a applaudi. J’ai assumé complètement la responsabilité de cet échec. Tout avait été fait pour nous mettre dans de meilleures conditions. On a fait un bon match contre le Cameroun, mais on n’arrive pas à marquer et sur un ballon au deuxième poteau, on est éliminé(s). C’est un des moments les plus cruels de ma carrière.

 

Si vous deviez changer quelque chose dans le foot, ce serait quoi ?

Ce serait de mieux éduquer les acteurs, de faire passer aux joueurs un an ou deux dans les universités pour des formations en économie, en droit du sport… De faire en sorte que les joueurs soient beaucoup plus responsabilisés. Quand je vois des anciens joueurs qui sont obligés de quémander pour entrer au stade, alors qu’à côté, la petite amie d’un sponsor, qui n’a jamais vu un match à moins de 150 mètres, on lui déroule le tapis rouge jusqu’à la tribune présidentielle, ça m’a toujours paru insupportable. Le football devrait beaucoup plus appartenir aux anciens joueurs, en particulier en Afrique où l’on a l’impression que les anciens joueurs font peur. Il faudrait qu’ils aient beaucoup plus de responsabilités. Ce n’est pas parce qu’on est ancien joueur qu’on est forcément un bon dirigeant ou entraîneur, mais il y en a aussi qui ont de très grandes qualités managériales et à ceux-là, il faut confier petit à petit des responsabilités.

 

Mouhamed SENE, étudiant

Parcelles Assainies, Dakar

 

Plus de 20 ans après, qu’est-ce qu’il aurait fallu changer pour gagner le rendez-vous de 1992 à Dakar ?

Dès 1990, alors qu’on voulait que tous les joueurs restent, j’ai fait démarrer beaucoup de jeunes joueurs. L’équipe de 1986/1990 voulait continuer à jouer. Il y a par exemple Boubacar Sarr Locotte. J’ai fait de lui l’un de mes adjoints en 1992. Il y a eu les Mamadou Marième Diallo, Lamine Sagna, Victor Diagne, Adama Cissé, Adolphe Mendy, alors que j’ai écarté beaucoup de ceux qu’on appelait les ‘’Senefs’’ (Sénégalais de France) pour donner de la place à de jeunes joueurs locaux. J’ai pris de formidables joueurs de foot. Parmi ceux qui sont venus, il y avait les Roger Mendy, capitaine de Toulon (D1 France), Mamadou Teuw, capitaine de Bruges (D1 Belgique), Lamine Ndiaye, capitaine de Mulhouse (D1 France), Omar Guèye Sène, capitaine du Psg, Jules François Bocandé, Souleymane Sané que l’Allemagne voulait… On avait mis en place un groupe de 22 avec beaucoup de jeunes joueurs, en pleine force de l’âge. Le problème qu’on a eu, c’est la blessure de Jules. Victor Diagne est passé d’un match avec Ouagou Niayes (en Navétanes) à un match en équipe nationale sans passer par un club. J’ai toujours dit que Victor Diagne avait le talent de Michel Platini. Les mêmes qualités. Il était parti pour signer à Monaco, les gens de sa famille ont voulu faire de la surenchère et ça a éclaté. Mais c’était un joueur d’une éducation, d’un comportement… Toutes les qualités d’un très grand joueur. S’il y a un joueur qui a raté une carrière exceptionnelle, c’est bien lui. Le regret, c’est cette blessure de Bocandé, pas une déchirure, juste une élongation. Il voulait absolument jouer. Il n’a pas pu être à 100%. C’est un joueur extraordinaire, car s’il était au top physiquement, il réussissait tout ce qu’il voulait.

 

Avec un peu de recul, avez-vous aujourd’hui des regrets?

On dit souvent que le Sénégal n’a rien gagné. En 1990, on était très proche de gagner la Can en Algérie, on a perdu (2-1) avec un arbitrage relativement clément pour les Algériens. En 1992, on avait, avec le Nigeria, la meilleure équipe du tournoi, pourtant l’affiche de la finale, c’était Ghana/Côte d’Ivoire. Les aléas de la compétition ont fait qu’on n’a pas gagné à ce moment là. On avait mis en place une équipe qui ressemblait à quelque chose, avec beaucoup de jeunes joueurs qu’on intégrait petit à petit. Mon seul regret, quand je suis arrivé ici, c’est que la fédération n’avait pas engagé le Sénégal pour disputer les éliminatoires de la Coupe du monde 1990. On ne pouvait pas se qualifier à l’époque parce que les dirigeants avaient dit que le niveau était trop faible, alors que c’était l’une des meilleures équipes d’Afrique. J’ai appris que le Sénégal ne s’était pas inscrit aux éliminatoires de la Coupe du monde qu’après avoir signé mon contrat.

 

iGFM

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